Avant toute chose, rappelons-nous les 3 étapes principales du processus alchimique exposé d’après Joly & Fabre (1992), Jung (1970), Eliade (1977) et Eskinazi (1997). La transmutation fait passer la matière par les stades de dissolution, de putréfaction et de distillation, correspondant chacun à un état et à une couleur différente : Nigredo, Leukosis, Iosis L’aboutissement tant recherché de ce processus est le Grand Œuvre ou la création de la Pierre Philosophale. Une quête de la perfection de la matière qui rappelle une certaine recherche spirituelle de l’artiste lui-même. Cette perfection ne s’entend pas au sens absolu du terme, dans une absence d’impuretés, mais s’inscrit dans une vision plus large d’équilibre idéal, d’harmonisation des qualités et états préexistants à la matière, d’unification de tous les opposés : masculin/féminin, intérieur/extérieur, chaud/froid, liquide/solide, clair/sombre, structure/désorganisé... en un tout cohérent. « L’alchimie se décrit comme un art (…) que seule l’expérience vécue peut réellement saisir » (Jung, 1970, cité dans Eskinazi, 1997, p.41), un art qui nous permet de nous relier à nous-mêmes, de contacter notre semence de vie intérieure, de trouver notre complétude. Nous retrouvons dans ce processus alchimique, que ce soit dans les étapes décrites ou la philosophie qui l’accompagne, des échos à la transformation de l’argile lors d’un processus de création artistique. Mais à quel point l’expérience vécue de l’artiste céramiste ou du potier se rapproche-t-elle de celle de l’artiste alchimique ? La matière primordiale L’argile, qu’elle soit rouge, verte, noire, jaune ou blanche, est avant tout une matière première froide, une masse confuse, chaotique qui contient cependant des éléments fertiles. Elle est une combinaison de la terre, de l’air et de l’eau. Par les mains de l’artiste, elle se transformera et par le feu, elle se durcira comme une pierre. Cette masse confuse contient en elle tout potentiel de forme en devenir. Elle est la représentation de toute forme passée par laquelle elle a transité pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Elle est une sorte de mémoire des montagnes, des plantes et des fleuves devenus poussière. Elle contient l’essence même de la Terre. Mais elle contient également tout l’imaginaire du devenir possible, toute forme potentielle que l’artiste pourrait lui donner. Elle est l’égale de la page blanche de l’écrivain, du vide de l’architecte, du silence du musicien. Je pourrais même dire qu’elle est déjà la forme que l’artiste va lui donner, et qu’en cela, elle contient déjà en elle tous les éléments nécessaires à sa transformation. L’artiste ne crée donc pas un élément nouveau, mais il dévoile la forme déjà contenue en la matière. Par son engagement et par son acte créateur, il en extrait la perfection (la forme qui doit être à ce moment-là avec ces éléments-là), en même temps qu’il se dévoile à lui-même. Phase 1 : Nigredo (noire, humide) La terre brute doit être préparée, battue, afin d’en extraire un maximum d’air, de dégager les grosses bulles qui pourraient être « fatales » lors de la cuisson. Elle permet également de donner à la terre une élasticité, une souplesse nécessaire afin d’éviter les craquelures, de par la recherche d’équilibre entre humidité et sècheresse. C’est une opération qui requiert beaucoup d’énergie, d’investissement, un mouvement cadencé qui peut penser à une forme de rituel dansé avec la matière, opposé aux gestes plus posés et irréguliers que font les mains de l’artiste lorsqu’il modèle ensuite la terre. Car en battant la terre, l’artiste se confronte à lui-même, à ses propres tensions, comme à son propre inconscient. De la même manière que le centrage sur un tour constitue une étape critique pour le potier, si l’artiste n’est alors pas bien ancré en lui et focalisé sur la matière, les tensions qui s’y créent peuvent perturber, voire empêcher, la suite du processus de création. En libérant les bulles d’air, l’artiste se libère également lui-même ; et par le malaxage, il installe le dialogue avec la terre, s’ouvre et à accueille ce que cette matière lui conte. C’est le moment où se forme la relation avant que le créateur et son œuvre ne se confondent. Car en donnant ensuite forme à la matière, en s’impliquant corps et âme dans le processus, l’artiste accepte de se fondre en elle, pour plonger au plus profond de lui-même. Il n’y a plus de frontière, plus de différentiation. Il retire de la masse là où il n’y en a pas besoin ; il en rajoute là où il en manque et continue ce processus jusqu’à ce que la matière lui signale qu’elle est entière. Ce processus ne s’effectue par forcément de manière continue, et après chaque pause, lorsque que l’artiste retrouve son œuvre inachevée pour poursuivre son travail, l’interaction se recrée avec de nouvelles composantes à intégrer : l’artiste a été modifié par son précédent travail, et par son vécu entre les moments de création. Une nouvelle adaptation, un nouveau dialogue s’installe. Si l’artiste accepte de se confronter à ses propres peurs, à ses propres jugements et de maintenir une écoute de la matière, il peut alors accepter de lâcher ce qui doit mourir en lui, d’en faire le deuil et de s’ouvrir à de nouvelles perspectives. Il est alors à l’écoute des tensions existantes dans la terre, accepte et intègre les failles et les craquelures qui surgissent, et compose avec l’inattendu d’une manière harmonieuse. Si des tensions persistent, que ces confrontations sont trop violentes, la terre ne se montrera pas docile et il lui sera ensuite difficile de la modeler suivant son envie : elle résistera, jusqu’à son dernier souffle, parfois exprimé par une violente explosion dans le four, ou par une fragilité qui se révèlera ultérieurement. L’œuvre prend vie, acquiert son autonomie quand l’artiste se retire de cette relation. On peut envisager que c’est l’artiste qui décide quand l’œuvre est finie, quand il ressent de l’apaisement et qu’il sent qu’il peut lâcher-prise. Mais une autre perspective permet d’imaginer qu’en atteignant une certaine autonomie, l’œuvre se dégage par elle-même de cette relation et toute tentative de l’artiste de poursuivre, malgré la volonté de l’œuvre, se solde par des actes destructeurs. A la sortie de cette phase, l’artiste et l’œuvre retrouvent une forme d’indépendance, mais un lien virtuel est toujours présent. Quelle est alors la nouvelle unité de la terre ? Quand peut-on dire qu’elle a atteint « sa perfection » ? A ce stade, la création reste encore bien fragile. Elle peut facilement retourner à l’état de poussière et ce n’est que par le feu qu’elle révèlera sa vraie nature et qu’elle pourra alors être acceptée comme une œuvre à part entière. Phase 2 : Leukosis (blanc, solide, sec) La terre une fois formée, une fois sortie de sa matrice nourricière qui lui a donné forme, passe une première fois dans le four (une autre sorte de matrice) pour une cuisson appelée biscuit. Le biscuit résulte en une couleur de terre plus claire que la cuisson finale. La forme est là, mais elle reste toujours fragile : une partie de l’air et de l’eau s’est échappée, mais pas entièrement. C’est par cette première cuisson que des tensions non résolues peuvent venir briser l’œuvre et par là-même, renvoyer à l’artiste ses propres faiblesses, ses propres failles. Cependant la vraie révélation de l’œuvre, qui lui permet de prendre vie et d’acquérir sa propre autonomie se fait en poursuivant la cuisson à une température plus élevée, comme dans la dernière phase du processus alchimique. Phase 3 : Iosis (rouge, chaud) L’œuvre retourne dans le four pour une deuxième cuisson beaucoup plus chaude. Elle devient alors une unité cohérente, plus compacte, plus solide. Sa vraie couleur se révèle : elle prend vie dans un nouveau corps. A la fin du processus de transformation, l’œuvre est figée, finie, fixée. Elle est dure, dure comme une pierre qui a intégré ses failles. Son autonomie finale passe par l’acceptation de l’artiste de la laisser vivre par elle-même, de s’en détacher. Elle peut alors être considérée comme complète, même sans être parfaite suivant des critères absolus. Elle prend vie de par le fait qu’elle dégage des émotions, fait réagir ceux qui la regardent, ceux qui la touchent. Elle est l’expression d’une personne à un moment donné et pourtant elle est capable de faire vibrer mille autres émotions dans des cœurs différents. Sa forme est figée, contrairement à l’homme, toujours modulable, toujours en transformation. A chaque création, l’artiste en sort modifié. Il n’agit pas uniquement en tant que catalyseur, mais chacune de ses œuvres est une étape à la recherche de sa propre autonomie, de sa propre individuation. Chaque création est une opportunité, parfois infructueuse, de se construire, de se créer : de se détacher de ce qui a été révélé, de faire place à et d’accueillir une nouvelle forme. Pendant le processus de création, en faisant le deuil de ce qui n’est plus, de ce qui ne fait plus partie de cette œuvre, et par écho de ce qui ne fait plus partie de nous, et en acceptant, en intégrant le nouvel esprit qui la compose, c’est comme si chaque œuvre représentait une forme de mort et de naissance de ce qui compose l’artiste lui-même.
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AuthorVanessa S. ArchivesCategories |